NICOLAS GAUTHIER. Sans surprise, Syriza, parti de la gauche radicale, vient de gagner les élections législatives en Grèce. Vous êtes de ceux qui s’en affligent ou de ceux qui s’en réjouissent ?
ALAIN DE BENOIST : Je ne vais certainement pas bouder mon plaisir à voir pour la première fois un parti anti-austérité arriver au pouvoir en Europe. Comme l’a dit Jacques Sapir, « c’est à la fois le refus d’une austérité meurtrière qui ravage la population grecque depuis 2010 et le refus de la soumission aux injonctions de Bruxelles et de la Commission européenne », c’est-à-dire une gifle aux prêteurs usuriers de l’oligarchie libérale. Sur le plan de la politique intérieure, Syriza s’impose par ailleurs au détriment des deux grands partis gouvernementaux de droite (Nouvelle Démocratie) et surtout de gauche (le Pasok, tombé à moins de 5 % des voix), ce qui confirme la tendance à l’effondrement du bipartisme sous la poussée des mouvements anti-système qu’on appelle généralement « populistes ».
L’alliance conclue par Syriza, non avec le parti communiste (KKE), qui lui est hostile, mais avec les souverainistes de droite, le parti des Grecs indépendants (ANEL) de Panos Kammenos, nouveau ministre de la Défense, en dépit de tout ce qui les sépare, montre que Tsipras a le sens des priorités et qu’il ne partage pas le sectarisme de certaines autres « gauches » européennes. Sa décision de se désolidariser des condamnations de la Russie par l’Union européenne est également un fait notable quand on sait que la Grèce appartient à l’Otan (la première personnalité que Tsipras a rencontrée après son investiture a été l’ambassadeur de Russie en Grèce).
Après la crise financière de 2008, la « troïka » (Commission européenne, FMI et Banque centrale européenne) a affirmé que les Etats surendettés devaient s’engager dans la voie de l’austérité et des privatisations, seule conforme aux dogmes de l’économique néoclassique, c’est-à-dire libérale. Or, les politiques d’austérité sont nécessairement vouées à l’échec, puisqu’en généralisant la précarisation et en comprimant le pouvoir d’achat, donc la demande, elles pèsent à la baisse sur la production et l’emploi comme sur les rentrées fiscales. Leur seul résultat est de faire exploser la pauvreté et le chômage. La Grèce représente à cet égard un cas d’école. Depuis 2010, le peuple grec a été pressuré de toutes les façons possibles, l’Etat grec à commencé à brader son patrimoine, sans aucun résultat positif. Après cinq années d’une purge sociale d’une violence inouïe, deux millions de Grecs (sur onze millions) vivent en-dessous du seuil de pauvreté, les salaires et les retraites ont chuté de 40 %, les PME font faillite les unes après les autres, et le taux de chômage atteint 25,5 % (60 % chez les jeunes !).
Censées faire baisser la dette publique, les mesures d’austérité l’ont en réalité fait passer de 120 % du PIB en 2010 à 177 % aujourd’hui, tandis que l’effet combiné de la dérégulation et des privatisations concentrait plus que jamais revenus et capitaux entre les mains de quelques uns. Résultat : la dette grecque (321,7 milliards d’euros), qui est détenue à 70,5 % par les créanciers internationaux, ne peut tout simplement plus être payée : pour la ramener à 60 % du PIB comme l’exigent ses créanciers, il lui faudrait dégager des excédents budgétaires primaires compris en 8,4 et 14,5 %, ce dont aucun pays n’a été capable au XXe siècle !
NICOLAS GAUTHIER. Alexis Tsipras, le patron de Syriza, a-t-il vraiment des chances de démontrer qu’une autre politique est possible ? La Grèce, dont certains disent qu’elle est la première responsable de son sort, peut-elle s’en sortir ?
ALAIN DE BENOIST : Les seuls vrais responsables de la situation sont les deux dynasties politiques des Karamanlis et des Papandréou qui ont fait régner le clientélisme et la corruption pendant des décennies, et qui viennent fort heureusement de mordre la poussière. S’y sont ajoutées la fraude fiscale des plus riches, les exemptions d’impôt dont jouissent notamment les armateurs et l’Eglise, sans oublier la banque Goldman-Sachs qui a poussé la Grèce à truquer ses comptes pour entrer dans la zone euro.
Tsipras est bien entendu taxé d’irréalisme par ceux qui soutiennent qu’il ne tardera pas à manger son chapeau ou qu’il va définitivement plonger la Grèce dans le chaos. Mais en fait, l’irréalisme est plutôt du côté des journalistes libéraux et des chroniqueurs stipendiés, qui assurent qu’une dette qu’il est impossible de payer doit l’être quand même, que la souveraineté populaire doit être tenue pour rien et qu’il est légitime de mener jusqu’au bout l’équarrissement du peuple grec.
Dans l’immédiat, avec son ministre des Finances Yanis Varoufakis, Tsipras va tenter de renégocier la dette de son pays, soit en en réduisant le montant, soit sans toucher à ce montant, mais en réduisant les taux d’intérêt et en allongeant la maturité des prêts grâce à un moratoire permettant à l’Etat de mener à bien de vraies réformes, tout en cherchant à redonner une capacité d’action à la Banque européenne d’investissement (BEI). Ce sont là des exigences raisonnables. Elles viennent d’ailleurs d’être saluées par l’économiste Paul Krugman, dans un article retentissant publié dans le New York Times.
La « troïka » acceptera-t-elle de négocier ? Elle y est évidemment d’autant moins disposée qu’elle craint de créer un précédent (comment refuser à l’Espagne ou à l’Italie ce qu’on aura accordé à la Grèce ?) et, surtout, qu’elle ne veut à aucun prix donner à penser qu’il puisse exister une alternative aux politiques dogmatiques d’austérité. Mais trop d’intransigeance peut aussi aboutir à un défaut grec et à une sortie de l’euro (« Grexit »), ce que la « troïka » redoute également. Toute la question est donc de savoir ce que l’Union européenne estimera le pire pour elle. On devrait être rapidement fixés.
NICOLAS GAUTHIER. Le fait qu’en France le Front national et le Front de gauche aient pareillement salué sans réserve la victoire de Syriza peut-il donner matière à réflexion pour les temps à venir ?
ALAIN DE BENOIST : Cela ne peut surprendre que ceux qui n’ont pas encore compris que de nouveaux clivages se mettent place, qui rapprochent objectivement tous ceux qui contestent l’idéologie dominante et la Nouvelle Classe qui en est le reflet. Le seul vrai clivage désormais est celui qui oppose partisans et adversaires de la mondialisation, partisans et adversaires de la souveraineté des peuples. Autrement dit : les nouveaux dominants et les nouveaux dominés, les possédants et les dépossédés.
Dans la Grèce antique, Jason passait pour avoir conquis la Toison d’Or. En affirmant la souveraineté du peuple grec contre les bureaucrates de Bruxelles et de Francfort, Alexis Tsipras s’attaque au mur de l’argent. La Grèce n’a certes pas la taille critique requise pour faire s’effondrer le Système, mais même un grain de sable peut avoir son effet. Les Grecs n’ont de toute façon plus rien à perdre. En cherchant à retrouver leur dignité, ils auront au moins sauvé l’honneur.
Source : Boulevard Voltaire