Le magazine des idées
Margaret Mead

À la recherche du genre perdu – L’ethnologie au service du militantisme

Un autre genre est possible ! La meilleure preuve ? Ce sont ces peuples chez qui, effectivement, les rôles sexués sont culturellement tout à fait différents des nôtres. Une manœuvre intellectuelle assez rusée et qui, souvent, ne manque pas non plus de fantaisie…

Les études sur le genre ne sont pas des études comme les autres, elles n’ont pas le caractère purement spéculatif d’autres recherches, elles sont un « mouvement entre la théorie, le militantisme et l’expérience vécue » 1. Si cette discipline est si prisée par les féministes, c’est parce que ces dernières espèrent que la théorie sera suivie par la pratique. Pour être plus clair : il est légitime de se révolter contre le genre, qui a été façonné par l’humain et peut donc être défait ou transformé par lui. Il importe de pouvoir intellectuellement le remettre en cause en prouvant que cette chose pourrait être différente, mais qu’elle est ou qu’elle a été réellement différente, dans les faits, ailleurs, chez les Autres. Cet Autre qui attribue aux deux sexes des valeurs si différentes des nôtres, peut être l’étranger ou l’ancêtre lointain. Pour débusquer le premier, l’étudiant en genre se fera ethnologue ; pour débusquer le second, il se fera généalogiste. Les réécritures anti-patriarcales de l’histoire ne datent pas d’hier. On en trouve la trace bien avant que le terme de genre entre dans le vocabulaire des sciences humaines. L’enjeu général n’en est pas moins le même : déstabiliser l’ordre sexuel existant en montrant qu’il n’est pas le modèle unique. Dans L’origine de la famille, Friedrich Engels pose l’hypothèse d’un matriarcat originel de type polygame et communiste. Les mariages de groupe en vigueur dans cette société avaient pour effet de n’accorder de valeur qu’à la filiation féminine, la descendance ne pouvant être démontrée que du côté maternel. Engels écrit : « Ménage communiste signifie prédominance de la femme dans la maison, de même que reconnaissance exclusive d’une propre mère, connaître avec certitude le vrai père étant impossible, signifie haute estime des femmes, c’est-à-dire de la mère »2. Marx lui-même pense que la figure des déesses dans la mythologie grecque constitue une sorte de rappel de la période (pré)historique antérieure, celle où les femmes étaient dominantes. Engels situe le déclin de cet âge au moment du renversement du droit maternel, événement dont le théoricien du matriarcat, le Suisse Johann Jacob Bachofen, voit une illustration symbolique dans l’Orestie d’Eschyle, lorsque les dieux, après délibération, décident de pardonner le matricide d’Oreste3. La désacralisation du meurtre de la mère, début du patriarcat…


La femme découvre la position bipède

Commissaire du peuple à la Sécurité sociale en 1920 et première femme ambassadeur du monde, la féministe russe Alexandra Kollontaï a pu expliquer dans une série de conférences données en 1921 à l’Université de Leningrad que, durant une grande partie de la préhistoire, les différences corporelles entre hommes et femmes étaient bien moindres qu’aujourd’hui, car livrée aux mêmes activités (elle postule que les tâches n’étaient pas réparties de manière distincte). Elle en donne pour preuve l’observation des tribus les plus reculées du monde moderne – l’argument ethnologique prête ici main-forte à l’argument généalogique – chez lesquelles les caractères physiologiques sont passablement uniformisés, généralement aux dépens de ce que nous appellerions chez nous les spécificités féminines. On ne saurait imaginer là-bas une société vraiment « genrée », le genre comme marqueur culturel se greffant généralement sur la différenciation corporelle. Pour la féministe soviétique, la femme a été l’initiatrice de toutes les avancées de l’humanité primitive, de la découverte du feu à l’invention de l’agriculture. Elle est même la première à s’être essayée à la position bipède ! « Dans les situations où notre ancêtre à quatre pattes devait se défendre contre les attaques ennemies, la femme apprit à se protéger d’un seul bras, tandis que de l’autre elle tenait fermement son petit contre elle, qui s’agrippait à son cou. Elle ne put cependant réaliser cette prouesse qu’en se redressant à demi, ce qui développa par ailleurs la masse de son cerveau. »4
Simone de Beauvoir donne elle aussi sa version de la manière dont tout a commencé. Elle nous raconte que dans les sociétés ancestrales, l’homme ignorait qu’il jouait un rôle dans la fécondation, et que tout le mérite en était attribué à la femme, car l’on croyait que sa grossesse était due à l’introduction de larves magiques dans son corps… Suivant la croyance selon laquelle « ce sont les mystérieux effluves émanant du corps féminin qui attirent en ce monde les richesses enfouies aux sources mystérieuses de la vie »5, le pouvoir de rendre les choses fécondes aurait été entièrement attribué à la femme, et dans plusieurs civilisations agricoles, c’est à elle qu’on aurait confié la tâche d’ensemencer les champs. « Le régime du droit maternel se caractérise par une véritable assimilation de la femme à la terre. »6 Bien qu’elle refuse le postulat marxiste d’un âge primitif matriarcal, Beauvoir lie le début de l’époque sédentaire au prestige le plus haut de la maternité, et donc de la femme, et parle même d’une religion de la femme liée à l’agriculture, une religion mystique et incontrôlable (par le caractère magique de l’ensemencement) qui aurait été renversée par la religion de l’homme, celle de l’homo faber, plus prévisible (par le caractère technique de son travail), qui a abouti au règne conjoint du Logos et du patriarcat.


Le féminisme « ethnologique »

La féministe américaine Marilyn French, elle, fait apparaître le patriarcat en Mésopotamie au IVe siècle av. notre ère et le fait coïncider avec l’apparition de l’État. La société égalitaire pré-patriarcale, elle, aurait existé durant trois millions d’années ! « Selon une croyance largement répandue, l’humanité est passée d’un état de “sauvagerie” où les hommes des cavernes traînaient les femmes par les cheveux à une “civilisation” où ils leur ouvrent galamment les portes. En réalité, c’est plutôt l’inverse qui s’est produit. Il semble que, pendant plus de trois millions d’années, les humains aient vécu en petites communautés coopératives où les sexes étaient égaux, mais où les femmes avaient un statut plus élevé que les hommes et étaient plus respectées. »7 Si elle nie par ailleurs l’existence passée d’un matriarcat, c’est pour des raisons moins liées à l’histoire qu’à l’idéologie : elle considère que ce mythe du matriarcat originel est une subtile manœuvre du patriarcat pour associer le pouvoir des femmes à une époque de désordre et d’arriération…
Au chapitre du féminisme « ethnologique » (celui qui interroge le genre en désignant l’Autre ethnique ou géographique), nous serons plus brefs car cette recherche laisse, comme on le devine, moins de place aux fantaisies de l’imagination. Nous retiendrons surtout l’anthropologue américaine Margaret Mead et ses enquêtes en Océanie, où elle a étudié trois peuples : les Arapesh, chez qui dominent les valeurs et attitudes que nous appellerions féminines, les Mundugumor, chez qui au contraire c’est ce que nous appellerions la virilité qui prévaut, et les Chambuli qui, comme nous, marquent une distinction de genre entre hommes et femmes, mais dans une sorte de miroir inversé des attributs reconnus dans nos sociétés, avec des femmes fortes et dominantes et des hommes soumis et émotifs. Les tenants et les aboutissants de la thèse de Mead sont plus clairs que ceux de ses prédécesseurs, car le débat sur le genre a déjà commencé et l’enjeu a clairement été identifié de part et d’autre : « Il est maintenant permis d’affirmer que les traits de caractère que nous qualifions de masculins ou de féminins sont pour un grand nombre d’entre eux, sinon en totalité, déterminés par le sexe d’une façon aussi superficielle que le sont les vêtements, les manières ou la coiffure qu’une époque assigne à l’un ou l’autre sexe. »8 Plusieurs années plus tard, Bourdieu adoptera la même approche, en partant étudier les Berbères de Kabylie pour mener une critique des genres tels qu’ils sont vécus dans nos sociétés occidentales, et il parlera, avec la prose gracieuse qu’on lui connaît, de « l’analyse ethnographique de cette société historique particulière, à la fois exotique et intime, étrangère et familière, comme l’instrument d’un travail de socioanalyse de l’inconscient androcentrique capable d’opérer l’objectivation des catégories de cet inconscient »9. S’il s’agit d’une réécriture des Lettres persanes, on se tournera avec profit vers l’original, qui est tout de même plus digeste…
Les plus anciens de ces auteurs, et notamment ceux de l’école marxiste, ne visaient pas explicitement la déconstruction du genre, il s’agissait plutôt pour eux de remettre en question diverses inégalités (droits, salaires, etc.) imposées entre les sexes par le patriarcat. Nombreuses ont été les féministes qui, à l’instar de Louise Michel ou d’Emma Goldman, ont prôné l’égalité des sexes dans le maintien de leurs spécificités propres : une approche qui a parfois été qualifiée de différentialiste. Les féministes adeptes de la gender theory sont tout autres, elles pour qui ces spécificités, en plus d’être discriminantes par définition (et donc à liquider), sont pour la plupart créées de toutes pièces par l’homme. Ce qui ne les empêche pas de puiser régulièrement dans les classiques de la littérature anti-patriarcale (Engels, Beauvoir, etc.) pour amener de l’eau à leur moulin, tant il est vrai qu’il est aisé de passer de la remise en question de l’ordre sexuel de la société à celle des représentations qui la sous-tendent. L’Autre, qu’il s’agisse de la matriarche de la tribu Mosuo, du guerrier Mundugumor d’Océanie ou d’un Australopithèque polygame, représente au fond, pour nos intellectuels contemporains, ce que représentait la figure du bon sauvage pour certains philosophes du XVIIIe siècle.

Photo : Margaret Mead pendant son séjour à Samoa dans les années 20. © Wellcome Images


  1. Lorena Parini, Le système de genre : Introduction aux concepts et théories, Seismo, Zurich 2006. ↩︎
  2. Friedrich Engels, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat, trad. Bracke, Alfred Costes, Paris 1948. ↩︎
  3. Johann Jakob Bachofen, Le droit maternel, L’Âge d’Homme, Lausanne 1996. ↩︎
  4. Alexandra Kollontaï, La situation de la femme dans le communisme primitif, in Conférences sur la libération de la femme (1921), éd. de la Brèche, Vichy 1978. ↩︎
  5. Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, I : Les faits et les mythes, Gallimard, Paris 1949. ↩︎
  6. Ibid. ↩︎
  7. Marilyn French, La guerre contre les femmes, trad. Françoise Bouillot et Iawa Tate, L’Archipel, Paris 1992. ↩︎
  8. Margaret Mead, Mœurs et sexualité en Océanie, Plon, Paris 1969. Derek Freeman fera un sort sur la prétendue liberté sexuelle des Samoans, dénonçant la construction d’un pays imaginaire. Cf. Margaret Mead and Samoa. The Making and Unmaking of an Anthropological Myth, Harvard University Press,1983. ↩︎
  9. Pierre Bourdieu, La domination masculine, Seuil, Paris 1998. ↩︎

Extrait : éléments n°145

Laisser un commentaire

Sur le même sujet

Actuellement en kiosque – N°208 juin-juillet

Revue Éléments

Découvrez nos formules d’abonnement

• 2 ans • 12 N° • 79€
• 1 an • 6 N° • 42€
• Durée libre • 6,90€ /2 mois
• Soutien • 12 N° •150€

Prochains événements

Pas de nouveaux événements
Newsletter Éléments