Le magazine des idées
Dans la tanière d’Édouard Limonov, à Moscou, avec Thierry Marignac

« Limonov incitait Poutine à intervenir à l’Est de l’Ukraine dès 2014 »

Thierry Marignac n’a plus rien à prouver. Romancier hors pair, chroniqueur des bas-fonds new-yorkais et russes, il manie l’américain de Harlem et l’argot russe aussi bien que le parler poulbot. Avec Vu de Russie (La Manufacture des livres, 2025), il nous fait voyager dans l’arrière d’un pays en guerre. Camés, soldats mobilisés, correspondants de guerre : à Moscou, Pétersbourg, dans l’Oural et jusqu’à la frontière ukrainienne sous le feu des drones, son odyssée fait parler toutes les parties. Pro comme anti-Poutine s’y révèlent souvent plus nationalistes et va-t’en-guerre que leurs dirigeants. On entend même quelques voix discordantes soutenir l’Ukraine. L’un des amis russes de Marignac a coutume de débarquer au restaurant avec une bouteille de vodka en se justifiant : « Parce que nous sommes des gens sérieux ». On pourrait en dire autant de ce grand écrivain. Entretien.

ÉLÉMENTS. Tant anglophone que russophone, vous décrivez une Russie largement acquise au consumérisme postmoderne. Malgré la rhétorique conservatrice de la propagande poutinienne, la société russe est-elle profondément américanisée ?

THIERRY MARIGNAC : La société russe est, à tout le moins, profondément mondialisée. Dans le « corps social », on a affaire à la même civilisation. Les discours douguino-mythomanes n’empêchent pas la corrosion postmoderne à l’œuvre partout.

ÉLÉMENTS. Certes. Alain de Benoist voit dans la guerre entre l’Ukraine et la Russie l’énième épisode d’un affrontement géopolitique plus large entre l’OTAN et Moscou. Partagez-vous cette lecture des choses ?

THIERRY MARIGNAC : Ça crève les yeux. Il est clair que si l’on n’avait pas transformé l’Ukraine en « Anti-Russie » — comme dit mon préfacier — profitant des gangs au pouvoir et d’une classe dominante compradore, la sortie de crise ne se serait pas opérée par la guerre.

ÉLÉMENTS. Déclenchée en février 2022, « l’opération spéciale » se voulait notamment une riposte aux  opérations de Kiev dans le Donbass. Trois ans plus tard, la Russie a-t-elle gagné et atteint ses objectifs de guerre?

THIERRY MARIGNAC : Contrairement à ce qu’on affirme bêtement en Occident, la Russie, même contre l’OTAN, ne pouvait pas perdre, j’en parlais dès le début. Je suis loin d’être le seul. Comme en 1941, contre l’Allemagne et en 1995, contre la Tchétchénie, la Russie s’est engagée dans la guerre déplorablement. C’est une mauvaise habitude. Mais l’Histoire montre que la Russie possède une remarquable faculté d’adaptation, prouvée historiquement, contre Napoléon et Hitler.

Comme le disait Bismarck : « La Russie n’est jamais aussi puissante qu’on ne le craint, mais jamais aussi faible qu’on ne l’espère ».

ÉLÉMENTS. À plusieurs reprises, vous évoquez la réticence de Vladimir Poutine à voler au secours des républiques séparatistes russophones, aujourd’hui annexées à la Russie. Comment expliquer cet attentisme ? Soutenue par les communistes comme par les ultranationalistes russes, l’opération spéciale a-t-elle permis au régime russe de sauver sa peau ?

THIERRY MARIGNAC : Feu mon ami Limonov avait passé toute l’année 2014, après l’opération Crimée, à inciter Vladimir Vladimorovitch Poutine à intervenir à l’Est de l’Ukraine : « Il faudra le faire de toute façon, et ça coûtera beaucoup plus de pertes », disait-il dans « Kiev Kapout » paru à la Manufacture de livres. Prophétique. Si le régime russe avait laissé se perpétrer l’ethnocide en projet à Kiev, il aurait tremblé sur ses bases.

ÉLÉMENTS. Alors que les sanctions internationales étaient censées étouffer l’économie russe, l’aide militaire occidentale devait bouter l’envahisseur hors du territoire ukrainien. Trois ans après, vous constatez l’échec de cette politique. Pourquoi la surnommez-vous le « syndrome Apocalypse now » ?

THIERRY MARIGNAC : Ce film — ainsi que d’autres — a permis aux Américains d’oublier que le Vietnam était une défaite cuisante par le déferlement de pognon de la production. Nous vaincrons parce que nous sommes les plus riches. On a constaté au début de l’affaire ukrainienne exactement le même genre d’aveuglement chez certains correspondants de guerre occidentaux éberlués par la simple quantité de matériel débarquée des États-Unis. Certains que la victoire serait « quantitative».

ÉLÉMENTS. Dans le camp russe, vos amis journalistes de guerre ont observé l’impréparation de l’état-major russe qui n’avait même pas prévu de moyens de communication entre les soldats. Comment expliquer cet amateurisme ?

THIERRY MARIGNAC : La bureaucratie sempiternelle du ministère de la Défense russe. Personne n’est responsable jusqu’à ce qu’on passe à l’offensive. Les troupes campaient depuis trois mois devant l’Ukraine et l’ordre ne tombait pas. Tout à coup, il est donné et on s’attend à être accueilli partout en libérateurs. Ce qui est loin d’être le cas partout. Mais on dit au chef ce qu’il veut entendre.

ÉLÉMENTS. À l’arrière, une grande majorité des Russes que vous avez rencontrés, pro ou anti-Poutine, soutiennent l’offensive russe en Ukraine. L’intelligentsia et le monde culturel russe reste partage-t-elle ce réflexe patriotique ?

THIERRY MARIGNAC : L’intelligentsia et le monde culturel sont assez divisés. On dit en Russie que les « liberaly » sont toujours dominants dans l’édition, la télé, etc. Ce qui semble être le cas. Cependant, courageux mais pas téméraires, ils ont reçu le message. « Certaines voix discordantes » ont été sévèrement réprimées, surtout au début. Pour « envoyer un message » comme on dit en américain mafieux. Si nos euro-dirigeants poursuivaient leur rêve néo-Barbarossa, vous pensez que vous et moi serions en sécurité ?

ÉLÉMENTS. En Occident, la Russie semble avoir perdu la bataille de la communication au profit de l’Ukraine. Via RT et ses relais d’influence, Moscou s’adresse-t-elle d’abord aux pays du Sud que révulse l’inaction occidentale face à la destruction de Gaza ?

THIERRY MARIGNAC : Dans la guerre de l’information, la Russie est en position d’infériorité depuis longtemps. Comme je l’évoque dans mon livre, la guerre d’Ossétie (2008) l’a prouvé. Une agression géorgienne sur les troupes russes de maintien de la paix, casus belli manifeste pour n’importe quel pays du monde, du jour au lendemain (en une nuit) transformée en « agression russe » par CNN tout d’abord, puis tous ses esclaves européens. Sur ce terrain-là comme sur les autres, la Russie apprend de ses erreurs passées. Elle a les pays du Sud comme cible prioritaire, bien sûr, c’est logique — pas seulement à cause de Gaza, la Russie a mis un sérieux coup d’arrêt aux guérillas islamo-mafieuses dans quelques pays, notamment au Niger — mais aussi en Europe sur le fameux « temps long » — la réaction inévitable des populations autochtones face au gaucho-néo conservatisme des gouvernements de l’UE. L’Ukraine et ses réfugiés jouissant de privilèges interdits aux indigènes — logements, allocations, cours de langue gratuits — ont perdu pas mal de leur prestige initial à l’épreuve du temps.

Propos recueillis par Daoud Boughezala

Photo : Dans la tanière d’Édouard Limonov (1943-2020), à Moscou, avec Thierry Marignac. © Archive de Thierry Marignac

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