C’était l’année mille neuf cent soixante-huit. Ils étaient Français, jeunes, audacieux, rebelles… Mais non, je ne pense pas à ceux qui, en mai de cette même année, se sont jetés sur les barricades en espérant découvrir « la plage sous les pavés » ou en tentant de porter « l’imagination au pouvoir ». Des objectifs nobles, qui s’accompagnaient pourtant d’autres qui les contredisaient, comme la croyance que « mes désirs sont la réalité » ou que « le sacré est l’ennemi », ou encore qu’« il est interdit d’interdire ». Des slogans, ces derniers, qui, lancés par ces apparents rebelles, ont fini par marquer le monde.
Un bref aperçu historique
Ceux qui affichaient une rébellion qui n’avait rien d’apparent étaient les jeunes dont nous allons raconter l’histoire : ceux qui, cette même année 1968, formaient le mouvement qui allait être connu sous le nom de Nouvelle Droite (d’origine française, il s’est ensuite étendu à des pays tels que l’Italie, l’Allemagne et l’Espagne)1.
Ils étaient des rebelles. Et ils le sont toujours. Plus de cinquante ans plus tard, ils sont toujours là, menant un combat d’idées auquel se sont évidemment jointes de nombreuses nouvelles figures. Certains proches des fondateurs, comme Dominique Venner2, avaient même été emprisonnés pour leur combat en faveur de l’Algérie française. Les autres sont issus de divers mouvements nationalistes et identitaires qui se sont regroupés en 1968 pour fonder le GRECE3 et dont la première assemblée s’est tenue en mai de la même année.
Ainsi, sous l’impulsion de personnalités comme Alain de Benoist (dont le prestige intellectuel en fera bientôt la figure la plus marquante), se constitue ce que le GRECE lui-même appelle « une société de pensée à vocation intellectuelle ». Une vocation qui prendra bientôt la forme de deux grandes revues encore publiées aujourd’hui : Nouvelle École et Éléments. Mais un troisième magazine est bien plus important : le supplément dominical du Figaro. Lancé en 1978 par l’écrivain Louis Pauwels, qui place à sa tête les auteurs de la Nouvelle Droite, le Figaro Magazine connaît un succès extraordinaire avec des tirages allant jusqu’à un million d’exemplaires.
Cela signifiait sortir des catacombes dans lesquelles les publications antisystème sont habituellement confinées. C’est pourquoi les publications de gauche – Le Monde, Le Nouvel Observateur, Le Canard enchaîné… – ont lancé en 1979 une féroce campagne de diabolisation. Basée sur les habituelles calomnies de racisme, fascisme, xénophobie, etc., elle est bientôt soutenue par les piliers économiques de l’establishment, qui menacent Le Figaro de retirer la publicité de ses entreprises. Face à cela, la direction du journal plie bagage et la Nouvelle Droite est éjectée des médias capables d’avoir un réel impact sur la société.
La pensée de la Nouvelle Droite
Si un seul mot devait résumer cette pensée, ce serait celui d’identité. Pas n’importe laquelle, mais l’identité collective, communautaire, organique. L’identité qui affirme que ce n’est qu’en s’enracinant dans le juste, le beau et le vrai que les hommes peuvent exister ; ce n’est qu’en s’appuyant sur ce que l’Histoire et la Tradition ont décanté que le sens peut se déployer pleinement à travers le monde.
La modernité et surtout la postmodernité affirment le contraire. L’individualisme atomistique si bien exprimé par les jeunes de Mai 68 est le contraire. Après avoir proclamé qu’« il est dangereux d’être héritier », ils ont décrété « l’état de bonheur permanent » pour pouvoir « jouir ici et maintenant », convaincus que seuls « mes désirs sont la réalité », car « Dieu, c’est moi », tout comme « l’État, c’est chacun de nous ». Etc.
C’est là l’origine des délires woke, de toutes ces sottises selon lesquelles la Nature n’est rien et la Tradition encore moins, puisque chacun est ce qu’il désire : une femme née homme ou un homme né femme. Il n’y a rien en dehors du désir (ou, s’il y en a un, il est coercitif, répressif : détruisons-le !) Tout est liquide, tout coule, rien n’est imposé, tout est insubstantiel.
Est-ce là le point de départ de nos maux ? Non. Ils s’exacerbent à partir de là, mais leur origine ultime est bien plus lointaine. La postmodernité pousse à l’extrême l’atomisme individualiste et la perte de substance d’un monde qui, il y a quelques siècles, avec le triomphe de la pensée des Lumières, commençait à ignorer tout ce qui relevait du solide, du substantiel, du sacré.
C’est, condensé dans son essence, le défi lancé par la Nouvelle Droite à l’esprit qui marque notre époque. Il s’agit d’un défi de fond, de racines, et non de tel ou tel aspect ou question. Ce défi comprend également d’autres questions étroitement liées aux précédentes. Comme la remise en cause du capitalisme, mise au pilori non pas à cause de l’égalitarisme ou du socialisme, mais à cause de la cupidité effrénée avec laquelle tous – des travailleurs aux classes moyennes, en passant par les capitalistes eux-mêmes – sont soumis à la règle de la production, de la marchandise et de la consommation.
Et avec le capitalisme, le libéralisme, avec ses deux axes principaux : l’individualisme atomisé que nous venons de voir, et l’égalitarisme, ce leurre qui, en traitant les inégaux comme des égaux, tente de camoufler les profondes inégalités auxquelles les hommes sont confrontés et dont le conflit n’est apaisé que grâce aux richesses générées par les énormes progrès de la technologie.
Changer le monde
Une conséquence évidente découle de ce qui précède. Ce que fait la Nouvelle Droite, ce n’est pas de contester telle ou telle politique, de critiquer tel ou tel gouvernement, tel ou tel parti. Ces critiques doivent être formulées, bien sûr. Et c’est ce qui est fait : même de manière dévastatrice. Mais ce qu’ils visent, c’est autre chose.
La victoire aux élections, le changement de gouvernement, l’émergence de Vox en Espagne, du Rassemblement national en France ou d’Orbán en Hongrie : ce sont là des étapes importantes, indispensables. Mais l’essentiel n’est pas là.
Il ne s’agit pas vraiment de changer tel ou tel gouvernement. Il s’agit essentiellement de changer le monde.
Et le changer, c’est : transformer la vision du monde qui gouverne notre existence ; modifier l’imaginaire, la sensibilité, les sentiments et les valeurs qui articulent notre conception du monde, notre échelle du bien, du juste et du beau : cette échelle où rien, aujourd’hui, n’est sacré ; où seul l’économique compte ; où le beau – pensons à l’« art » contemporain et à tant de nos bâtiments – est remplacé par le laid.
Cela implique, comme on le voit, un changement proprement révolutionnaire. Mais ce changement révolutionnaire est, paradoxalement, en même temps un changement conservateur. Contrairement aux grandes révolutions comme la française ou la bolchevique, il ne s’agit pas ici d’ouvrir une nouvelle page blanche de l’histoire (même si elle est tachée par mille fleuves de sang). Au contraire, cette « Révolution conservatrice » – pardonnez l’oxymore – vise à s’enraciner dans l’histoire, à préserver ce qu’elle a déposé, à maintenir vivante l’essence de notre tradition et de notre civilisation.
Et puisqu’il s’agit de changer les mentalités, c’est sur ces mentalités qu’il faudra agir. C’est pourquoi la Nouvelle Droite ne se présente pas aux élections et ses activités ne se déroulent pas dans la sphère politique proprement dite. Elle se déploie dans le domaine de ce que l’on appelle, pour cette raison, la métapolitique.
Il suffit de lire les publications de la Nouvelle Droite (Éléments, Krisis ou Nouvelle École en France ; El Manifiesto en Espagne), de regarder les émissions de TV-Libertés, de lire les livres des Éditions de La Nouvelle Librairie ou de considérer les thèmes abordés dans le colloque que l’Institut Iliade organise chaque année avec une participation massive. Ceux qui le feront ne trouveront rien qui ressemble à des proclamations, des pamphlets, des programmes électoraux, des discours de propagande. Mais des réflexions philosophiques, politiques ou artistiques, des analyses sur les enjeux de sujets aussi brûlants que la guerre de l’OTAN contre la Russie, le Grand Remplacement, les aberrations de l’« art » contemporain, les délires de l’idéologie woke ou les atteintes à la liberté d’expression par la dictature du politiquement correct.
La Nouvelle Droite, que ses adversaires continuent de qualifier de rétrograde et de fasciste, défend la liberté d’expression en ouvrant ses publications à des intellectuels de grand prestige, mais qui sont loin d’appartenir à sa famille de pensée, comme Silvain Tesson, Alain Finkielkraut, Éric Zemmour, Michel Onfray, Marcel Gauchet et d’autres.
La Nouvelle Droite est-elle vraiment de droite ?
La droite… Le problème est qu’il y en a deux : la droite libérale (« liberalia ») et la droite conservatrice. Les différences entre les deux sont minimes aujourd’hui ; mais ce n’était pas le cas autrefois, lorsque le libéralisme (pensons, par exemple, à nos guerres carlistes en Espagne) s’opposait frontalement au conservatisme de ceux qui, réagissant contre lui, étaient appelés « réactionnaires ».
La soi-disant « nouvelle » Droite ne s’identifie à aucune de ces deux droites. Son opposition à la droite libérale a déjà été suffisamment explicitée. En ce qui concerne la droite conservatrice, la Nouvelle Droite partage certainement une partie de son esprit, à condition de supposer – ce qui est trop supposer – que les conservateurs d’aujourd’hui conservent encore un certain attachement à des choses comme la tradition, la hiérarchie ou l’autorité (à ne pas confondre avec l’arbitraire).
Deux éléments empêchent cependant d’assimiler la Nouvelle Droite à un esprit conservateur ou réactionnaire. D’abord, sa remise en cause très révolutionnaire de l’ordre mondial actuel. À tel point que l’on peut se demander s’il ne serait pas légitime d’assimiler sa dénonciation des dérives capitalistes à celle de la gauche révolutionnaire. Non. Une telle assimilation serait illégitime, car elle reviendrait à ignorer que les deux remises en cause se font dans des perspectives et avec des objectifs aussi opposés que conflictuels.
La deuxième raison pour laquelle la Nouvelle Droite ne peut être assimilée à aucun esprit réactionnaire est que ce dernier, s’il est sérieux, s’il est vraiment sérieux, ne peut pas ne pas considérer que le fondement du monde se trouve dans le « trans-monde » d’un au-delà surnaturel. Pour la vraie pensée conservatrice, Dieu n’est pas mort et ne peut pas mourir.
Et pour la Nouvelle Droite ?
La nouvelle droite et le divin
Hélas, tu n’es pas encore venu, et ceux qui sont nés divins !
continuent à vivre, ô jour, solitaires dans les profondeurs de la terre.
Hölderlin
Nous retrouvons ici l’une de ces dualités, l’une de ces « étreintes des contraires » (comme celle de la « révolution » qui est en même temps « conservation ») qui, loin de nous plonger dans le désert de l’absurde, nous ouvrent les portes du sens et de la signification.
Pour la Nouvelle Droite – profondément moderne, comme elle l’est réellement, – le monde cesse d’être fondé sur un quelconque monde souterrain surnaturel. Pour elle aussi, « Dieu est mort ». Mais en même temps – profondément antimoderne, comme elle l’est aussi –, la Nouvelle Droite considère qu’il est indispensable que le « divin » reprenne sa place dans le monde. Ne pas le faire, c’est se condamner à la fatalité promise par le dicton de Heidegger selon lequel « seul un dieu peut nous sauver »4.
Mais quel dieu, quel souffle sacré, quel ordre divin ?
La réponse semble évidente. Cet ordre divin est celui du cultus deorum de nos origines grecques et romaines. Les dieux que le christianisme a vaincus « vivent », disait Hölderlin, « dans les profondeurs de la terre ». Mais « personne ne les chante », ajoutait-il. Chanter nos anciens dieux, revendiquer ces divinités qui, comme le disait Dominique Venner, sont fondamentalement des « transpositions fréquentes des forces de la nature et de la vie », c’est ce que fait la Nouvelle Droite en revendiquant une transcendance – c’est sa divergence fondamentale avec le christianisme – qui est en même temps immanence, c’est-à-dire une affaire du monde, du seul monde existant, et non pas d’un quelconque Au-delà5.
Comment est-il possible, demandera le lecteur étonné, qu’une pensée aussi élaborée que celle-ci puisse croire en Zeus, Apollon, Aphrodite, Poséidon, Athéna et tous les autres ? Mais notre lecteur se trompe. Il ne s’agit pas de « croire », mais de signifier, de symboliser. « Pour être païen, écrit Alain de Benoist, il n’est pas nécessaire de « croire » en Jupiter ou en Odin (ce qui n’est pourtant pas plus ridicule que de croire en Yahvé). » En d’autres termes, ce n’est pas l’existence réelle et effective des dieux que la Nouvelle Droite proclame. Personne ne prétend que Zeus, brandissant son faisceau de foudre, les lance sur la Terre ; ou qu’Aphrodite a surgi comme l’écume sur les eaux de Chypre ; ou qu’un Poséidon furieux fend la Terre avec son trident et provoque des tremblements, des naufrages et des chutes de bateaux. Ce sont tous des mythes. Tout le paganisme vit dans le mythe. Sauf qu’un mythe – y compris, bien sûr, les mythes chrétiens – est une chose extrêmement sérieuse. Fondamentale même.
Que les dieux existent quelque part en dehors de l’esprit humain, sur le mont Olympe ou ailleurs, est aussi peu crédible que l’existence du Dieu de la Bible dans ses cieux. Et pourtant, les dieux de la Grèce, de Rome et des autres peuples européens sont affirmés, revendiqués comme un culte – c’est ce qu’était le paganisme : un culte – pour lequel la Nouvelle Droite exprime de fortes sympathies. Comment cela est-il possible ?
Comment est-il possible d’être païen ? se demande Alain de Benoist dans un livre célèbre qui porte ce titre. Si c’est possible, c’est parce que la croyance en Dieu ou aux dieux est une chose ; le souffle, l’aura du sacré dans la société qui le célèbre et le vénère, en est une autre. On ne peut être que païen ; ou, plus largement, le souffle sacré – celui de quelque religion que ce soit – ne peut renaître aujourd’hui qu’à l’une de ces deux conditions : que les mythes soient reconnus comme tels, ou que l’existence – mythique ou réelle – du divin reste flottante, sans être prononcée, dans les eaux de l’indéterminé.
Que l’on soit croyant ou non, que l’on prenne les mythes comme des mythes ou comme la réalité la plus réelle de tout ce qui est réel, ce que l’on ne peut pas faire – si l’on veut « se sauver », comme dirait Heidegger – c’est ce que fait notre époque : accaparer le « divin », exclure le « sacré », éteindre cette lumière qui, entre l’éblouissement et l’ombre, signifie et fait vibrer tout l’insondable, tout le splendide mystère de notre existence d’hommes destinés à la vie. Ce qui revient à dire : à la mort.
Je sais, il est ardu, difficile, complexe d’aborder les choses dans les termes qui viennent d’être rappelés. Peut-être même est-ce impossible, compte tenu de l’inertie et de la lourdeur de la sphère sociale6. En tout cas, la question est aussi complexe et passionnante que celle que pose Miguel Ángel Quintana Paz, par exemple, lorsque, distinguant christianisme et chrétienté, il appelle à la renaissance de cette dernière, c’est-à-dire à la résurgence des principes sacrés – « intangibles », « substantiels » – qui président à l’ordre social, nous l’avons dit – qui président au monde, étant par ailleurs indifférent que l’on croie (ou non) au corpus des dogmes de l’Église, à la vérité effective des récits bibliques et à l’intervention divine dans les affaires des hommes absous ou condamnés, récompensés ou punis pour l’éternité.
1. En Espagne, la Nouvelle Droite a été représentée dans les années 1980 et 1990 par les revues Punto y Coma et Hespérides, dirigées respectivement par Isidro Palacios et José Javier Esparza. Depuis 2004, la publication dans laquelle l’esprit de la Nouvelle Droite s’exprime le plus largement est ElManifiesto.com. Dirigé par Javier Portella, il s’agit d’un quotidien en ligne depuis 2007.
2. Ce 21 mai a marqué le dixième anniversaire du suicide de Dominique Venner dans la cathédrale Notre-Dame de Paris. Ce n’est pas un suicide comme les autres. « Je me donne à la mort, écrit-il, pour réveiller les consciences endormies. Je me révolte contre les poisons de l’âme et les désirs individuels qui détruisent nos ancrages identitaires. »
3. GRECE, en français : acronyme de Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne.
4. Heidegger et Nietzsche (dans cet ordre d’importance) sont les deux principaux philosophes dont l’influence, explicitement reconnue par Alain de Benoist, anime l’ensemble de la Nouvelle Droite.
5. Malgré les profondes divergences philosophiques qui séparent la Nouvelle Droite et le christianisme (celui historique, pas celui établi depuis Vatican II), les relations entre les deux sont plus qu’amicales. C’est logique, si l’on considère que, dans notre monde désacralisé, les deux se situent (et reçoivent des attaques similaires) du même côté de la barrière.
6. Ces complexités et difficultés, ainsi que les nombreux points qui n’ont pas pu être abordés ici, je les ai développés dans El abismo democrático, Ediciones Insólitas, Madrid, 2019. Conformément à l’autre axe de cet essai, sa version française s’intitule N’y a-t-il qu’un dieu pour nous sauver ? Éditions de la Nouvelle Librairie, Paris, 2021.